CHAPITRE QUATRE
Elliott était installé dans la bergère et regardait fixement le feu qui brûlait dans l’âtre, les pieds posés sur le garde-feu. La chaleur faisait du bien à ses jambes et à ses mains. Il écoutait Henry, partagé entre l’impatience et la fascination.
« Vous avez imaginé tout cela ! dit Alex.
— Mais puisque je vous dis que cette satanée chose est sortie de son cercueil. Elle m’a étranglé. J’ai senti ses mains se poser sur moi, j’ai vu son visage couvert de bandelettes.
— Votre imagination vous joue des tours.
— Traitez-moi de menteur ! »
Elliott observait les deux jeunes hommes debout près du manteau de la cheminée. Henry, mal rasé, tremblant, un verre de scotch à la main. Et Alex, immaculé, les mains aussi propres que celles d’une religieuse.
« Cet égyptologue, tu dis que la momie et lui ne font qu’un ? Henry, tu as passé la nuit dehors, n’est-ce pas ? Tu as bu avec cette chanteuse de bastringue, tu as…
— D’où vient ce type s’il n’est pas la momie ? »
Elliott rit doucement. Il attisa les braises du bout de sa canne à pommeau d’argent.
Henry poursuivit comme si de rien n’était.
« Il n’était pas là la nuit dernière ! Il a descendu l’escalier dans le peignoir d’oncle Lawrence ! On voit bien que vous ne l’avez pas vu ! Il n’a rien d’un homme ordinaire, cela saute aux yeux.
— Il est resté seul avec Julie ? »
Alex avait bien du mal à appréhender la situation.
« C’est ce que j’essaie de vous dire. Mon Dieu, est-ce qu’il y a quelqu’un à Londres qui daignera m’écouter ? » Henry engloutit son scotch, s’approcha de l’armoire et emplit à nouveau son verre. « Et Julie le protège. Julie sait ce qui s’est passé. Elle a vu cette chose se lancer sur moi.
— Vous vous faites du tort en racontant cette histoire, lui dit calmement Alex. Personne ne voudra croire…
— Pensez à ces rouleaux, à ces papyrus, bredouilla Henry. Ils évoquent un être immortel. Lawrence en a parlé à Samir, il lui a dit comment Ramsès II avait vécu mille ans…
— Je croyais que c’était Ramsès le Grand, l’interrompit Alex.
— C’est la même chose, bon sang ! Ramsès II, Ramsès le Grand, Ramsès le Damné. Tout est dans les papyrus, je vous dis – cette histoire entre Cléopâtre et Ramsès. Vous n’avez donc pas lu les journaux ? Je croyais qu’oncle Lawrence avait perdu l’esprit.
— Et moi je crois qu’un peu de repos vous ferait du bien, à l’hôpital, pourquoi pas ? Toute cette histoire de malédiction…
— Bon Dieu, mais vous ne me comprenez donc pas ? C’est pire qu’une malédiction. Cette chose a tenté de m’étrangler. Elle bouge, je vous dis, elle est vivante ! »
Alex ne pouvait regarder Henry sans un certain dégoût. Le même dégoût que lui inspiraient les journaux, se dit Elliott d’un air sombre.
« Je vais aller voir Julie. Père, si vous voulez bien m’excuser…
— Naturellement. C’est là ton devoir. » Elliott s’intéressait à nouveau au feu. « Prends contact avec cet égyptologue. Vois d’où il vient. Elle ne devrait pas rester seule à la maison avec un étranger. C’est absurde.
— Ce n’est pas avec un étranger qu’elle est seule, mais avec une momie, grommela Henry.
— Henry, vous devriez rentrer chez vous et prendre un peu de repos. Quant à moi, je m’en vais. »
Henry bredouilla une insulte qu’Alex ne releva pas, puis se servit encore une fois à boire.
Elliott écoutait la bouteille cliqueter contre le verre.
« Cet homme, ce mystérieux égyptologue, tu as retenu son nom ?
— Reginald Ramsey, du moins c’est ce qu’elle a dit. Je jurerais qu’elle l’a inventé de toutes pièces. » Il revint vers la cheminée et s’y accouda, un verre de scotch plein à ras bord à la main. « Je ne l’ai pas entendu prononcer un seul mot dans notre langue. Et son regard, vous auriez dû voir ça ! Je vous le dis, il faut faire quelque chose !
— Oui, mais quoi ?
— Comment le saurais-je ? Il faut l’attraper, oui ! »
Elliott ne put s’empêcher de rire.
« Si cette chose, cette personne, je ne sais comment dire, a bel et bien essayé de t’étrangler, pourquoi Julie chercherait-elle à la protéger ? »
Henry eut les yeux vagues pendant quelques instants, puis il but une gorgée. Elliott le dévisageait avec horreur. Il était fou. Non, pas fou – hystérique.
« Ce que j’aimerais savoir, dit Elliott, c’est pourquoi il a voulu te faire du mal.
— Pour l’amour du Ciel, c’est une momie, non ? C’est moi qui suis rentré dans cette satanée tombe, pas Julie. J’ai trouvé Lawrence mort dans cette tombe…»
Henry s’arrêta brusquement de parler comme s’il venait de comprendre. Les regards des deux hommes se croisèrent un bref instant, puis Elliott s’intéressa à nouveau au feu. Voici donc le jeune homme pour qui j’ai eu tant de sollicitude, pensa-t-il, celui à qui j’ai donné tendresse et amour. Il est aujourd’hui au bout du rouleau…
« Écoutez, dit Henry en appuyant sur chaque mot, il doit y avoir une explication à tout cela. En attendant, nous devons arrêter cette créature. Elle a peut-être ensorcelé Julie.
— Je vois.
— Non, vous ne voyez pas. Vous me croyez fou. Et vous me méprisez. Vous l’avez toujours fait, d’ailleurs.
— Non, pas toujours. »
Une fois de plus, ils se regardèrent. Le visage de Henry était couvert de sueur. Ses lèvres tremblaient légèrement. Il était en proie au désespoir le plus profond, Elliott en aurait juré.
« Pensez-en ce que vous voudrez, dit Henry, mais je ne passerai pas une nuit de plus dans cette maison. Je vais faire porter mes effets au club.
— Tu ne peux pas la laisser seule. Ce ne serait pas correct. Et en l’absence d’engagement formel entre Julie et Alex, je ne peux décemment me mêler de cela.
— En tout cas, moi, je ne retournerai pas là-bas. »
Henry posa bruyamment son verre sur la cheminée avant de se retirer.
Elliott s’appuya contre la soie damassée du fauteuil. La porte d’entrée de la maison se referma en claquant.
Il repensa à toute cette histoire. Henry était venu le trouver parce que Randolph ne le croyait pas. Pourquoi raconter cela ? On n’invente pas pareille chose, même quand on est aussi fou et désespéré que Henry. Cela n’avait pas de sens.
« L’amant de Cléopâtre, murmura-t-il. Le gardien de la maison royale d’Égypte. Ramsès l’Immortel, Ramsès le Damné. »
Il éprouva l’envie soudaine de voir Samir, de lui parler. Bien sûr, toute cette histoire était ridicule, mais… Non. La vérité, c’était que Henry connaissait une déchéance plus rapide que tout ce que l’on eût pu imaginer. Il désirait malgré tout que Samir fût mis au courant.
Il tira sa montre de sa poche. Il était encore très tôt. Il avait pas mal de temps devant lui avant ses rendez-vous de l’après-midi. Si au moins il parvenait à s’extraire de ce fauteuil.
Il avait fermement planté sa canne sur les pierres de l’âtre quand il entendit sa femme marcher sur le tapis près de la porte. Il retomba, heureux de retarder l’instant où la douleur se réveillerait, et leva les yeux vers son épouse.
Il avait toujours apprécié sa femme. Et, maintenant, au milieu de sa vie, il avait découvert qu’il l’aimait. Cette femme si attentive, au charme si subtil, lui paraissait sans âge, peut-être parce qu’il n’éprouvait pas de désir érotique à son égard. Mais il savait qu’elle était de douze ans son aînée, qu’elle était vieille par conséquent, et cela ne le troublait que parce que lui-même redoutait la vieillesse et craignait de la perdre.
Il l’avait toujours admirée, il avait toujours recherché sa compagnie ; et il avait un besoin d’argent désespéré. Elle s’en était toujours moquée. Elle appréciait son charme, ses relations sociales, et lui pardonnait ses petites excentricités.
Elle avait toujours su qu’il y avait en lui quelque chose qui n’allait pas, philosophiquement parlant, qu’il était, en quelque sorte, le mouton noir du troupeau – qu’il ne partageait en rien les opinions de ses pairs, de ses amis ou de ses ennemis. Le bonheur de cette femme ne dépendait pas de celui de son époux, semblait-il, et elle lui était éternellement reconnaissante d’avoir affronté la vie sociale au lieu de s’enfuir au loin comme Lawrence Stratford.
Elliott était heureux de savoir que sa femme était rentrée, elle lui ferait un peu oublier la mort de Lawrence. Naturellement, il lui faudrait récupérer très vite sa rivière de diamants. Il était cependant quelque peu soulagé de savoir que Randolph comptait lui rembourser dès le lendemain l’argent qu’il lui avait prêté après avoir gagé le collier.
Édith avait l’air particulièrement élégant dans ce tailleur qu’elle avait rapporté de Paris. Curieusement, elle ne portait jamais aucun bijou dans la vie de tous les jours.
« Je sors faire un tour, lui dit-il. Je ne serai pas long. Je serai là à déjeuner. »
Elle ne lui répondit pas. Elle s’assit sur un pouf à côté de lui et posa la main sur la sienne. Comme elle était douce ! Ses mains étaient les seules parties de son corps à trahir son âge véritable.
« Elliott, vous m’avez à nouveau emprunté ma rivière », lui dit-elle.
Il se tut, il avait trop honte.
« Je sais que vous l’avez fait pour Randolph. Henry a des dettes. C’est toujours la même chose. »
Il regardait les braises dans la cheminée. Qu’aurait-il pu lui dire ? Elle savait que son collier était en sécurité entre les mains d’un joaillier en qui tous deux avaient pleinement confiance et que la somme allouée était minime – ce ne serait pas dramatique même si Randolph ne remboursait pas.
« Pourquoi n’avez-vous pas osé me confier votre besoin d’argent ? lui demanda-t-elle.
— Ce n’est pas chose facile, ma chérie. Et puis, Henry ne facilite pas les choses à Randolph.
— Je sais, et je sais également que vous vouliez bien faire, comme toujours.
— C’est peut-être vulgaire de dire les choses ainsi, mais le prix d’un collier n’est rien en comparaison des millions des Stratford. Voilà où nous en sommes, ma chérie, à essayer de bien marier notre fils, comme l’on dit.
— Randolph ne peut persuader sa nièce d’épouser Alex. Il n’exerce aucune influence sur elle. Vous avez prêté cet argent à Randolph parce que c’est votre ami, c’est tout.
— Peut-être avez-vous raison. » Il soupira sans la regarder. « Je me sens un peu responsable…
— En quoi devez-vous vous sentir responsable ? Qu’avez-vous à faire avec Henry et avec ce qu’il est devenu ? »
Il ne répondit rien. Il repensa à la chambre d’hôtel à Paris et à l’air misérable de Henry après sa tentative d’extorsion de fonds. Chaque détail du mobilier lui revenait en mémoire. Quand il avait constaté la disparition du porte-cigarettes et de l’argent, il s’était juré de se souvenir de tout pour que cela ne se reproduise plus jamais.
« Je suis désolé pour le collier, Édith. » Il avait brusquement pris conscience du fait qu’il avait volé sa femme tout comme le jeune Henry l’avait volé. Il lui adressa un petit sourire complice, un haussement d’épaules. « Randolph a maintenant la somme nécessaire, ajouta-t-il.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit-elle. Laissez-moi faire. » Elle l’aida à se lever. « Où allez-vous ?
— Je vais voir Samir Ibrahaim, au musée.
— Encore cette momie.
— Henry vient de me raconter l’histoire la plus étrange qui soit…»